Cahiers de charges laissant trop de place à l’interprétation, suspicion de favoritisme, attribution insuffisamment motivée… Toute entreprise qui s’estime lésée dans l’attribution d’un marché public peut introduire un recours. Des recours qui retardent l’avancée des projets, parfois au détriment de l’intérêt collectif. Comment trouver le juste équilibre entre le droit de chacun et le bien commun ?
« La problématique des recours dans le domaine des marchés publics s’inscrit dans celle, plus générale, des recours contre tout acte administratif », commence Stéphan Sonneville, CEO chez Atenor. Dans une approche démocratique, il est tout à fait légitime de pouvoir défendre des intérêts individuels, professionnels ou privés. L’origine de ce droit de recours ne doit donc pas, selon lui, être remise en cause.
Si l’on constate un recul des recours en suspension, certains recours en annulation ont fait les gros titres au cours des mois écoulés et pas toujours dans le sens des pouvoirs adjudicateurs. « Dans le cadre d’une procédure de marché public, il arrive que des autorités publiques utilisent des raccourcis afin d’octroyer le marché à une entreprise en particulier », avance Stéphan Sonneville. « Le pouvoir adjudicateur peut par exemple rédiger le cahier des charges de sorte que seule l’entreprise de son choix soit à même d’y répondre, ou encore diffuser l’appel d’offres à un moment où tout le monde est ‘endormi’. Dès lors, on ne peut pas reprocher aux autres acteurs qui concouraient de dénoncer ces tentatives de favoritisme. Quand il y a un vice de forme manifeste, il est de bon aloi de recommencer la procédure. »
De fait, lors de certains recours en annulation, lorsque la procédure est reprise depuis le début, les attributions de marché peuvent changer : c’est bien la preuve que certains recours sont fondés. Frédéric Loriaux, président du conseil d’administration de l’ADEB (Association des entrepreneurs belges de grands travaux) et administrateur-directeur de CIT Blaton, ajoute : « Répondre à un appel d’offres demande énormément de temps et les coûts d’étude sont parfois importants. Aussi, quand cela a coûté cher et qu’on estime que l’attribution n’est pas celle qu’elle aurait dû être, on ne peut pas reprocher aux entreprises d’introduire un recours. » Il n’a toutefois pas l’impression qu’il y ait une utilisation abusive des recours, en tout cas pas au sein des membres de l’ADEB. « Il y a eu une période où l’on a vu beaucoup de recours de suspension, mais ceux-ci sont plutôt en baisse ces derniers mois. Ces recours ont pour effet de retarder les projets, conduisent à un report de l’activité dans sa globalité et diminuent les chiffres d’affaires des entreprises du secteur : cela ne donne évidemment pas un blanc-seing aux pouvoirs adjudicateurs quant aux justes motivations d’attribution auxquelles ils doivent se soumettre. »
Des recours au détriment du bien commun
Serge Fautré, CEO d’AG Real Estate, a une vision un peu différente de la problématique et se dit frappé par le caractère répétitif et abusif de certains recours : « La législation sur les marchés publics devient de plus en plus complexe. Rien que la publication de ces offres dans les deux langues constitue parfois une difficulté énorme. Et certaines entreprises profitent de la complexité liée à la rédaction et à la gestion de ces marchés publics pour introduire des recours. Leur objectif : faire rouvrir le marché pour obtenir une deuxième chance ou parfois bloquer des dossiers par pure déception de ne pas avoir été l’adjudicataire. »
Tout comme les prisons ne seront jamais vides, il y aura toujours des recours abusifs. Pour Stéphan Sonneville, l’important est de veiller à ce que ces écarts ne soient pas intempestifs et ne contrarient pas l’évolution d’un pays, d’une région ou d’une ville. Serge Fautré partage son opinion : « Introduire des recours freine l’avancement de ces marchés qui sont censés bénéficier à l’entièreté de la population, par exemple dans le domaine de la voirie, des hôpitaux, des écoles, etc. Dans un certain nombre de cas, on oublie le bien commun ou l’intérêt de l’État. »
Se prémunir des recours abusifs
Pour nos experts, il existe heureusement des moyens pour se prémunir contre les recours abusifs. « D’une part, il faut sensibiliser les personnes qui introduisent un recours aux conséquences pour l’ensemble de la population si le projet est retardé, et prévoir des sanctions en cas de recours infondés », avance Stéphan Sonneville. D’autre part, il faudrait revoir les procédures de recours qui actuellement sont plutôt bon marché pour les entreprises qui les introduisent, mais dont le traitement demande beaucoup de temps. « Dans nos économies occidentales un peu en panne de croissance, l’hyperbureaucratie est un vrai danger car elle freine la croissance. Au final, on risque de se retrouver dans une économie sclérosée où 1 % de croissance est rapidement perdu de ce fait. Il faut donc saisir le gouvernement fédéral pour qu’il mette la problématique des recours à l’agenda, avec un souci de ne pas freiner la croissance. Bien sûr, on doit veiller au respect des droits démocratiques, mais en fluidifiant l’économie et l’évolution du monde dans lequel on vit. » Une autre piste serait qu’une juridiction indépendante puisse juger en amont si le recours est fondé ou non : « Une sorte de filtre pour faire le tri avant d’entamer une procédure judiciaire ».
Pour Serge Fautré, les pouvoirs adjudicateurs ont eux aussi un rôle à jouer dans la diminution du nombre de recours : « La grande difficulté, dans des marchés publics complexes, c’est que la rédaction du cahier des charges ne permet pas toujours d’anticiper tout ce qui va se passer ni les différentes propositions qui pourraient être faites. » Pour lui, le formalisme des marchés publics, qui laisse peu de place à l’imagination, établit un cadre qui n’est pas toujours adapté. « Quand on rédige un cahier des charges, il est facile d’oublier l’une ou l’autre petite chose et beaucoup de marchés publics sont cassés pour des raisons de forme davantage que pour des raisons de fond. L’une des urgences est donc de recruter du personnel qualifié afin de rédiger des offres aussi professionnelles que possible. » Frédéric Loriaux abonde : « On constate en effet que les dossiers sont de moins en moins bien construits et laissent libre cours à une série d’éléments qui peuvent conduire à des interprétations différentes. Si les autorités veulent éviter les recours, il faut que les critères d’attribution soient plus précis et laissent moins de place à l’arbitraire, de sorte que ceux qui répondent à l’offre sachent exactement comment ils vont être jugés. Chaque partie prenante doit prendre ses responsabilités. »
Que dit la loi ?
La loi « recours » fixe les règles en matière de motivation et d’information des candidats et soumissionnaires et encadre les voies de recours dans les marchés publics.
- Le recours en annulation peut être introduit par toute personne estimant avoir été lésée dans l’attribution motivée du marché public. La section du contentieux administratif du Conseil d’État peut alors annuler les décisions prises par les autorités adjudicatrices. Le délai pour introduire la procédure en annulation est de 60 jours, à compter de la publication, de la communication ou de la prise de connaissance de l’acte, selon le cas.
- Le recours en suspension est possible dans les mêmes conditions que l’annulation, à la différence que le délai de recours est de 15 jours. Le Conseil d’État va pouvoir, en présence d’un moyen sérieux ou d’une apparente illégalité, suspendre l’exécution des décisions. Ce n’est cependant pas automatique : l’instance de recours peut décider de ne pas accorder la suspension d’exécution de la décision, ou les mesures provisoires, lorsque leurs conséquences négatives pourraient l’emporter sur leurs avantages, notamment quant à l’intérêt collectif.