Les femmes et la finance : au-delà des poncifs

8 mars 2024 par
BECI Community

Les leviers d’accès aux financements de projets féminins existent. De même que les belles carrières dans le monde financier. Mais des obstacles liés aux perceptions, aux jeux politiques et à la culture persistent…

On commence par la bonne nouvelle. En Belgique, la croissance du nombre d’indépendants est proportionnellement plus forte chez les femmes que chez les hommes. C’est le SPF Économie qui nous l’apprend sur base de ses chiffres de 2022. L’info moins réjouissante, c’est qu’aujourd’hui encore, seules 38 % des starters sont issues de la gent féminine. « Les femmes gèrent encore trop souvent des entreprises plus petites, avec moins d’employés, que leurs homologues masculins », souligne encore le rapport en ligne du service public.

Parmi les principaux obstacles identifiés, l’accès au financement demeure en première ligne. On apprend notamment que les entrepreneurs sont plus susceptibles d’introduire une demande de crédit que les entrepreneures (35 % contre 28 %). Les montants médians demandés sont aussi plus élevés chez les hommes (33.000 €) que les femmes (26.700 €). Une disparité que l’on retrouve mécaniquement dans les montants accordés par les banques.


Pour se saisir du problème, le Ministre Clarinval a convoqué, il y a deux ans, une table ronde réunissant académiques, acteurs de l’entreprenariat et du financement. Au sortir, un catalogue de 25 « mesures » visant notamment à la meilleure récolte de données genrées, la lutte contre les biais de genre dans les institutions de crédit ou la communication positive sur l’entreprenariat féminin.


Même s’il est un peu compliqué de trouver des actions véritablement concrètes dans ce catalogue d’intentions, l’initiative fournit une utile feuille de route et a contribué à maintenir l’écosystème entrepreneurial féminin dans une dynamique positive et volontariste. Gageons donc que les prochaines statistiques porteront l’entreprenariat féminin à un chiffre bien plus proche des 50 % dans les années à venir.


Pour creuser le sujet sur le rapport des femmes à la finance, rencontres avec deux professionnelles très impliquées…

Figure de l’entreprenariat bruxellois, Claire Munck est CEO de BeAngels. Le réseau compte près de 500 investisseurs privés en start-ups et scale-ups et est le plus important du genre en Belgique.

« Cette nouvelle génération d’entrepreneurs est différente, grâce notamment aux incubateurs et accélérateurs qui suscitent la diversité chez les cofondateurs. Un vrai rattrapage s’opère. »

Claire Munck, BeAngels

 

Un plus grand nombre de porteuses de projets se présentent-elles à vous ces dernières années ?

Le nombre de fondatrices qui postulent est en légère augmentation. C’est en partie le résultat d’un travail de sensibilisation des entrepreneures « éligibles » que nous menons depuis de nombreuses années. On voit l’impact des programmes d’incubation comme WeAreFounders auxquels de plus en plus de femmes participent. Coté investisseurs, seules 15 % de nos membres business angels sont des femmes. Consciente du sujet, j’ai créé en 2012 le women business angels club mais les progrès restent très lents.
 

Comment améliorer cette situation ?

Les leviers à activer sont dans les banques privées, fiducies ou conseillers en patrimoine qui conseillent les femmes détentrices de capital : il y en a de plus en plus, hauts cadres dans des grandes entreprises ou entrepreneures. Des études ont établi que les femmes qui investissent adoptent en général des profils plutôt défensifs alors que nous appartenons à une classe d’actifs très risquée. Pour autant, allouer une petite partie de son patrimoine aux sociétés que nous proposons, c’est aussi pour une femme se donner l’opportunité de s’investir très concrètement dans le monde économique d’aujourd’hui et de demain, et d’y développer son réseau.
 

Ce déficit d’investisseuses serait-il lié à une moindre familiarité ou appétence pour les chiffres ? Ou est-ce là un cliché ?

Je rencontre des femmes qui ont eu de la finance dans leur cursus il y a longtemps et qui, parce qu’elles ont un peu oublié, considèrent cela comme un frein. Or, ce n’en est pas un. D’abord, on n’investit jamais seul. Et par ailleurs, nous offrons à nos business angels qui le souhaitent des formations ou des « refreshers » en gestion financière, opérationnelles et analyse de bilan. On n’a pas besoin d’être experte financière pour devenir business angel.
 

Sans pour autant généraliser, voyez-vous des différences entre les PowerPoints des porteurs et porteuses de projets ?

De moins en moins. Surtout, on rencontre de plus en plus d’équipes mixtes. Cette nouvelle génération d’entrepreneurs est différente. Une fois encore, c’est grâce aux incubateurs et accélérateurs qui suscitent la diversité chez les cofondateurs. Un vrai rattrapage s’opère.
 

Des études tendent à démontrer que les femmes cherchent des montants d’investissements moins élevés que les hommes…

Ici aussi, il faut se méfier de généralités. Parfois, les femmes peuvent avoir tendance à demander trop peu, ce qui peut apparaître comme un manque d’ambition. Disons que d’une part, elles sont réalistes et qu’elles ne veulent pas aller trop au-delà de ce qu’elles savent décemment pouvoir obtenir. De l’autre – mais c’est aussi le cas pour les hommes – elles peuvent être amenées à limiter l’estimation de leurs besoins à la trésorerie. Or, financer un business pour engager une nouvelle étape de développement, c’est convaincre sur la scalabilité et budgéter ses ressources humaines, son marketing, son go to market. 

Ceci dit, la qualité des projets qui nous sont présentés augmente sans cesse. Là encore, c’est l’effet des structures d’accompagnement dédiées. Et puis nous travaillons beaucoup à évangéliser les porteuses de projets. J’ai moi-même présenté récemment devant les membres de Shifting Standards, un accélérateur pour entrepreneures porté par Leïla Maidane et Bea Ercolini.
 

KBC Startit, finance.brussels… les différentes initiatives de financement dédiées sont-elles utiles ?

Financer un business, c’est aussi activer un réseau. Or, on se rendait compte que les entrepreneures étaient moins connectées que les hommes. Ces initiatives, comme la Money Academy de Loubna Azghoud, leur permettent de gagner du temps dans leur compréhension du processus de financement et l’identification des bons leviers et partenaires en fonction du stade de développement de leur projet.


Claire Godding est experte en diversité et inclusion chez Febelfin, la fédération belge du secteur financier. Elle est aussi co-présidente de Wo.Men in finance. L’association promeut l’équilibre des genres à tous les niveaux au sein du secteur financier ainsi qu’une plus grande diversité. Lancée comme une initiative privée par un petit groupe de cadres supérieurs en 2018, l’initiative regroupe aujourd’hui 55 institutions, soit plus de 90 % du secteur.

« Un homme aura le réflexe de mettre plusieurs banques en concurrence, là où son homologue féminine cherche plutôt à nouer un lien de confiance avec un seul établissement. D’où l’importance de sensibiliser les porteuses de projets à la diversité des options possibles, comme le microcrédit »

Claire Godding, Wo.Men in finance

 

Le catalogue de mesures sur l’accès au financement des entrepreneuses initié par le ministre Clarinval souligne l’importance d’une répartition genrée équilibrée au sein des comités de crédits bancaires. Qu’en est-il exactement de la situation ?

En réalité, la fonction crédit au sein des banques belges est très égalitaire sur ce plan depuis longtemps. Pour avoir œuvré dans de tels comités moi-même, je pense que les préjugés qu’il pouvait y avoir il y a 30 ans sont fortement réduits.
 

Des progrès restent-ils à faire ?

Les femmes actives dans ces comités et que nous avons interrogées pointent des différences. Le plus souvent, un entrepreneur négocie seul son financement là où son homologue féminine préfère s’accompagner d’un membre de la famille ou d’un comptable, souvent un homme d’ailleurs. Par ailleurs, un homme aura le réflexe de mettre plusieurs banques en concurrence, là où son homologue féminine cherche plutôt à nouer un lien de confiance avec un seul établissement. D’où l’importance de sensibiliser les porteuses de projets à la diversité des options possibles, comme le microcrédit, et de former les banquiers afin qu’ils puissent recommander ces alternatives s’ils sont amenés à refuser un prêt. Nous menons des actions dans ce sens au sein de nos membres, de même que sur certains biais de perception qui pourraient subsister.
 

Le rapport évoque aussi la nécessité d’une communication plus inclusive…

« You can’t be what you can’t see ». Que ce soit dans les campagnes de publicité mais aussi dans tous les séminaires, colloques ou événements liés à l’entreprenariat, ce mélange est fondamental. Il ne doit pas se limiter à la diversité de genres. Raison pour laquelle nous sommes très impliqués dans la promotion de la charte « inclusive panels ».
 

Les freins à la carrière des femmes sont-ils particulièrement puissants dans le secteur financier ?

Pas plus que dans d’autres secteurs. Mais le fait d’aborder la question de façon sectorielle permet de poser plus ouvertement les questions difficiles, d’accumuler plus vite les connaissances, de confronter les expériences et d’échanger les bonnes pratiques pour accélérer la progression des femmes. C’est particulièrement vrai dans notre secteur où, à quelques nuances près, tous les acteurs présentent le même gender mix. Ainsi, dans chaque grande banque du pays, à tous les niveaux de diplômes ou d’âges, on retrouve à peu près 50 % de femmes.
 

Tous les niveaux d’âges, mais pas dans la hiérarchie…

Il y a des progrès. On est passé de 25 à 32 % dans le senior management en quelques années. Mais il subsiste des plafonds de verre. Nos données très fines ont permis d’en révéler de nouveaux. On peut voir où et à quels moments précis, on « perd » les femmes. Par exemple, à l’intérieur du bloc « des cadres moyens », on observe 45 % de présence féminine. Un score qui n’a rien d’inquiétant. Mais si on regarde dans le détail des classifications de fonctions, on voit alors des poches ou le différentiel est beaucoup plus important. Cette analyse fine permet d’interroger beaucoup mieux les raisons et d’envisager les mesures à prendre.
 

Quelles sont ces raisons ?

Elles sont liées à plusieurs dimensions. D’abord la culture : dans quelle mesure une organisation promeut-elle ouvertement l’égalité des chances, combat-elle le sexisme et permet-elle à chacune et chacun d’être soi-même ? Les banques ont beaucoup travaillé sur ce sujet. Ensuite, les jeux politiques. Il ressort de nos études que ce qui incite les hommes et les femmes à quitter leur emploi n’est pas tant un mauvais équilibre vie professionnelle-vie privée, mais bien tout ce qui est lié au leadership ou aux règles non écrites. Par exemple le fait que certaines fonctions ne puissent s’assortir d’un temps partiel. Ce n’est écrit nulle part, mais tout le monde a cela à l’esprit. Enfin, la valorisation des compétences. Et pourtant, le secteur accueille aujourd’hui des profils très divers avec des compétences que l’on retrouve particulièrement chez les femmes, telles les aptitudes à la collaboration, la créativité ou la pensée « out of the box ». Aux acteurs donc de mieux valoriser celles-ci, et ce dès les campagnes de recrutement.
 

Plus largement, y a-t-il des différences de fond dans le rapport que les hommes et les femmes ont à la finance ?

Ça se voit de plein de façons. Febelfin mène régulièrement des enquêtes sur diverses populations et les réponses diffèrent que l’on soit une femme ou un homme. Ça commence très tôt. Par exemple, il est très interpellant de voir que statistiquement, les jeunes garçons reçoivent plus d’argent de poche que les filles. Et quand on demande aux jeunes s’ils connaissent certains outils financiers, les filles en sont moins convaincues que les garçons, alors que ce n’est pas le cas, en réalité. Dans les tranches d’âges les plus âgées, on constate que ce sont majoritairement les hommes qui « ont la main » sur les questions financières du ménage et qu’ils sont les interlocuteurs principaux des banquiers privés.
 

Il y aurait donc des normes de genre qui conditionneraient le rapport des femmes à la finance ?

Je ne suis pas sociologue mais en tous cas, il y a un sujet quant à la représentation. Demandez à 100 personnes de fermer les yeux et de personnifier leur banque en pensée. 99 verront un homme blanc en costume cravate alors qu’il y a autant de femmes que d’hommes en agence, y compris des directrices de siège. De même, quand on demande à des jeunes femmes de comparer leur job de rêve à ce qu’elles imaginent être un emploi dans la finance, le gap est beaucoup plus important que chez les hommes. Une bien plus large proportion de femmes que d’hommes me disent être arrivées dans la banque « un peu par hasard ». La finance fait encore trop peu partie des projets conscients des femmes.

 

Pour aller plus loin

www.womeninfinance.be : le site de Wo.Men in Finance

www.inclusioninfinance.be : la boîte à outils inclusive développée par Febelfin

www.inclusivepanels.be : la charte pour des panels mixtes et inclusifs

in ESG
BECI Community 8 mars 2024
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