Gilles Polet est Head of Real Estate Finance CIB (Corporate & Institutional Banking) au sein de BNP Paribas. Basé à Paris, il est à la fois un observateur privilégié du marché immobilier européen et du marché belge. Pour lui, le marché immobilier des bureaux a un avenir un peu différent.
Propos recueillis par Emmanuel Robert
Quel sera l’impact du télétravail sur l’immobilier de bureau, une fois passée la crise sanitaire liée au covid-19 ?
C’est évidemment la question que tout le monde se pose ! Si l’on considère les différentes classes d’actifs, le commerce et l’hôtellerie, la logistique, la santé… on a une idée relativement claire de l’avenir. Pour les bureaux, c’est beaucoup plus délicat. Il est évident que le télétravail massif, qui a d’abord été obligatoire pour des raisons sanitaires, va devenir un télétravail généralisé. Combien de jours par semaine, selon quelles modalités ? Il existe plusieurs modèles, mais l’hypothèse probable, tous secteurs confondus, serait de deux jours de télétravail par semaine. Si cela se vérifie, cela va se traduire par une diminution significative de la demande de mètres carrés dans les grandes villes, qui pourrait tout de même être un peu compensée par deux facteurs. D’abord, une légère augmentation de la surface par travailleur, parce que le bureau doit devenir, plutôt qu’un endroit obligé, un endroit attractif, qui apporte de la valeur ajoutée, avec des salles de réunion plus sympa, des espaces de créativité, des salles de repos et un aspect ‘hospitality’. Tout cela demande de l’espace. Ensuite, il y a la démographie des entreprises : certaines villes connaissent des dynamiques positives, par exemple la région parisienne ou le Grand Londres. Et si l’on crée de nouveaux emplois de cols blancs, il faut bien les loger dans des bureaux, même à temps partiel.
Le résultat de cette équation, je ne le connais pas, mais il me semble évident que nous sommes devant un changement de paradigme. Il ne s’agit pas ici d’un effet cyclique ; nous sommes face à une rupture.
Qu’en est-il du cas particulier de la Belgique, et plus spécifiquement de Bruxelles ?
Sur le dernier point, celui de la démographie, je ne pense pas qu’on assiste à une installation massive de nouvelles entreprises à Bruxelles ; c’est plutôt l’inverse. Donc, je crains que cela se traduise par un recul de la demande, une baisse des valeurs locatives et finalement une baisse de valeur des immeubles. Ce qui joue cependant en faveur de Bruxelles, dans notre pays d’une complexité extraordinaire, c’est la neutralité institutionnelle – on n’est ni en Flandre, ni en Wallonie – mais aussi, paradoxalement, la mobilité. Imaginez un grand employeur institutionnel qui décide d’installer toutes ses activités de back-office d’un côté ou l’autre de la frontière linguistique, avec des routes transversales qui sont inexistantes en transports en commun… Il reste malgré tout plus facile de faire venir les collaborateurs à Bruxelles.
Vous avez évoqué les grandes villes, Londres, Paris… Qu’en est-il des villes secondaires ? Pourrait-on observer un rééquilibrage en leur faveur ? Ou en faveur de leur grande périphérie ?
Peut-être, dans une certaine mesure. Aux aspects que je viens d’évoquer, il faut en ajouter un autre qui est la compétitivité. Blackstone, qui est l’un des géants mondiaux de la finance, a décidé de réduire son quartier général, qui était installé à New York depuis toujours, et de transférer une grande partie de ses activités en Floride. Pourquoi ? Parce que les bureaux y sont deux fois moins chers et les taxes trois fois moins élevées – c’est aussi une faiblesse pour Bruxelles, où la taxation de l’immobilier professionnel n’est pas neutre. Or, la pandémie a démontré que la distance n’était pas un enjeu : on l’a testée et, d’un point de vue opérationnel, ça a fonctionné. Non seulement pour des fonctions ‘back-office’, mais aussi pour des fonctions plus sophistiquées. Alors, pourquoi ne pas décentraliser ? Cela dit, je crois que les grandes villes garderont leur attractivité, laquelle tient à une combinaison qui va bien au-delà du bureau : c’est la restauration, les loisirs, les contacts sociaux, les moyens de communication, le logement… Je prends l’exemple d’un dossier que nous avons financé récemment à Francfort, qui n’est probablement pas la ville la plus attrayante d’Allemagne ; il y a des zones très minérales, très ‘bureaux’. Mais il y a une partie de la ville qui offre un écosystème plus mixte, avec du transport, de l’habitat, des restaurants, des infrastructures de sport… Et dans cet environnement-là, le bureau se loue bien, parce que les gens sont contents d’y aller. Il y a une vraie valeur ajoutée qui permet d’attirer des collaborateurs.
C’est aussi ce que recherchent les jeunes talents – c’est assez flagrant dans les quartiers à forte densité de startups, de fintechs : les jeunes collaborateurs veulent pouvoir se retrouver ensemble, quelle que soit leur entreprise, et partager des moments communs.
Ils n’ont pas forcément envie de travailler sur un campus coupé de la ville, où ils ne peuvent pas retrouver leurs amis à la pause-déjeuner, ni prendre un verre après le travail, ni sortir le soir pour aller au théâtre ou au cinéma…
Cette mixité urbaine, qui est celle des quartiers centraux, c’est une tendance d’avenir pour l’immobilier de bureau ?
Je le pense. On connaît des contre-exemples : La Défense à Paris, Canary Wharf à Londres ; plus près de chez nous, le Quartier Nord, à Bruxelles. Des univers qui sont très monofonctionnels, très largement dédiés aux bureaux et qui sont désertés en soirée ou le week-end. Dans le domaine des bureaux, c’est un sous-ensemble qui, à mon avis, sera plus vulnérable.
Est-ce que cette mixité peut s’appliquer aux bâtiments eux-mêmes, avec différentes fonctions dans le même immeuble ?
Oui, dans les grandes métropoles, c’est déjà une tendance : des immeubles ‘multi-tenants’, avec des bureaux qui peuvent d’ailleurs être occupés par différents locataires, mais qui comportent aussi une salle de sport, un resto qui a remplacé la cantine, du commerce, etc. Cela rejoint ce que je disais à propos de l’attractivité et des jeunes talents. Les nouvelles tours essayent de répondre à ce genre d’attentes avec des corps centraux plus réduits – ceux qui abritent les ascenseurs et les sanitaires – mais davantage de passages, des étages ouverts, des terrasses extérieures. On arrive ainsi à positionner une tour comme une « ville verticale » ; c’est la tendance d’un certain nombre de tours modernes à Londres ou à Paris, par exemple.
Le cœur de ville, les tours modernes multifonctionnelles et certains centres urbains secondaires seraient donc les gagnants de la crise ? Cela pourrait-il jouer en défaveur d’autres quartiers, typiquement les communes de la deuxième couronne si l’on prend l’exemple de Bruxelles ?
C’est probable. Il ne faut pas oublier un autre facteur qui prend une importance déterminante dans le secteur immobilier et qui est la performance environnementale. L’ultime, c’est le bâtiment ‘zéro carbone’.
Dans les cercles immobiliers, on parle de polarisation ou de ‘flight to quality’, et les crises comme celle que nous traversons renforcent cette différenciation. Mais cela entraîne un déclassement accéléré des immeubles d’anciennes générations.
Les rénover réclame des investissements qui doivent être justifiés par l’équation économique : à quoi bon construire un immeuble super-performant, ou réaliser une rénovation coûteuse, en deuxième couronne, par exemple au boulevard du Souverain ou à Herrmann-Debroux, si je ne peux pas récupérer cet investissement au niveau des loyers ? Économiquement, cela n’a pas de sens. Donc oui, c’est une tendance qui renforce l’hypercentre.
Si la demande globale baisse, cela signifie qu’il y aura des bureaux vides. Que va-t-on en faire ?
On aura des stocks de bureaux vides, ça, c’est inévitable, sous la conjonction de deux effets : d’une part l’évolution systématique vers un télétravail à 20 ou 40 %, et d’autre part ce déclassement accéléré dû à l’obsolescence environnementale et technologique de certains bâtiments. Il faudra donc une réflexion sur la reconversion des sites et la réponse qui paraît évidente, c’est le résidentiel. Le résidentiel est soutenu par d’autres facteurs, qui sont démographiques : plus que l’accroissement de la population, c’est l’accroissement du nombre de ménages qui alimente la demande. Après, il faut calculer, comme pour les bureaux : le prix du mètre carré résidentiel, qu’on va offrir à la vente ou à la location, a une limite. C’est celle du pouvoir d’achat ou de la capacité d’épargne. Il faudra en tenir compte dans les coûts de reconversion, qui sont significatifs, et c’est ce qui déterminera le prix de ces immeubles vides. Et il n’y aura pas beaucoup d’alternatives. Il y aura donc une décote.
En conclusion, comment va-t-on travailler demain ? Et dans quels bureaux ?
La révolution numérique a montré que les modes de management vont être bouleversés. Parmi les leçons de la pandémie, on sait maintenant que les réunions virtuelles sont beaucoup plus efficaces parce qu’on se discipline, même si c’est un peu mécanique : les gens sont à l’heure et respectent les durées. On sait aussi qu’une direction générale peut s’adresser à 1000 collaborateurs en même temps et leur délivrer le même message. En revanche, on perd le ‘small talk’, les échanges informels dans le couloir ou dans le taxi pour se rendre chez un client, là où l’on crée une connivence et des relations de confiance. Sans oublier l’aspect créatif, qui s’accommode mal du mode écran. Je ne pense pas qu’on va faire avancer le monde en ayant uniquement des réunions. Et je ne crois pas une seconde au télétravail à 100 %. À mon avis, la réponse est dans une solution mixte. Donc, je crois assez fort dans un modèle où l’entreprise gardera toujours un siège, notamment pour sa fonction symbolique, mais un siège plus petit, combiné à un télétravail assez systématique et à des lieux plus flexibles, à la demande, en fonction des besoins, pour créer des espaces de réunion, pour travailler en mode projet. Cette recherche de flexibilité sera très présente, et elle sera structurelle.
Cet article fait suite au projet « Work’n Roll – Où vont les bureaux ? », un livre d’Edouard Cambier, en collaboration avec Emmanuel Robert et Jean de Renesse, sur l’avenir du travail et des bureaux après l’épidémie de covid-19. La réflexion se poursuit sur le site web de Work’n Roll.
À propos des auteurs
Emmanuel Robert, Conseiller en communication & plumé privée & Gilles Polet, Head of Real Estate Finance chez BNP Paribas